En marche avec autonomie et en communaut

Être indépendant tout en vivant ensemble ?

Au début, l'homme était seul. Bien que Dieu ait créé tous les animaux et qu’il ait demandé à l’homme de les nommer, l'homme était seul. Et cela ne lui convenait pas du tout. Dieu le vit. Il souffla sur l’homme un profond, profond sommeil. Pendant qu'il dormait, Dieu prit une de ses côtes, et créa l'autre partie de l'homme : la femme.

Depuis ce premier jour, l'humanité est une communauté.

Depuis le jour de notre naissance, nous faisons partie d'une communauté. Que ce soit une famille, une tribu, un orphelinat ou une école, nous ne sommes jamais seuls. La communauté nous nourrit, nous lave, nous enseigne à reconnaître le bien du mal et nous élève.

Elle nous rend plus forts, parce que nous sommes plus qu’une personne. Nous sommes plusieurs. Elle nous rend plus faibles, parce que nous devons plier notre volonté aux règles de la communauté et renoncer à notre autonomie.

Dans la communauté, nous ne pouvons être seul. L'intérêt du groupe entre en conflit avec celui de l'individu. Et cela provoque des frictions, des souffrances et des frustrations. Mais il n’y a pas d'autre voie. Être humain, c’est faire partie d'une communauté. Nous ne pouvons pas survivre par nous-mêmes.

Pourtant, chacun de nous désire l'autonomie. En grandissant, nous testons les règles et les limites de nos communautés. On le voit bien chez les bambins, qui disent « non ! » pour savoir jusqu’où ils peuvent aller. On le voit chez les jeunes qui se rebellent et qui décident de leur propre chemin dans la vie, faisant leurs propres choix. Et oui, ‘être autonome’ signifie littéralement ‘définir ses propres règles’. Mais l'interprétation moderne a davantage le sens de tailler son propre chemin dans la vie et d’être indépendant.

Nous voulons désespérément avoir notre mot à dire dans tout ce qui nous concerne, nous voulons prendre nos décisions, faire de notre mieux. Aujourd’hui, nous sommes fiers d’être indépendant, d'être en mesure de nous débrouiller seuls, de vivre selon nos règles et de les défendre.

La lutte contre la communauté

Mais être autonome n’est pas une partie de plaisir. En fait, c’est une lutte constante. Et cela a toujours été le cas, même dans l'Ancien Testament, par exemple dans l'histoire bien connue de Jacob, fils d'Isaac, fils d'Abraham.

Même avant sa naissance, Jacob vit en communauté. Et déjà, dans le ventre de sa mère, il ne prend pas trop bien/cela se passe mal. Lui et son frère jumeau se battent si farouchement à l'intérieur de l'utérus que leur mère Rebecca se demande comment elle est toujours vivante ! À sa naissance, Jacob tient le talon de son frère aîné.

Pour Jacob, Jacob vient en premier. Toujours. Il n’y a pas d’autres règles que les siennes. Et il plie la communauté à ses règles.

Facilement, sans rien d’autre qu'un repas chaud, il ravit son droit d'aînesse à son frère Esaü. Ensuite, Jacob trompe son père. Isaac, rendu aveugle par la vieillesse, est sur son lit de mort, et attend Esaü pour lui donner sa bénédiction. Jacob arrive, prétendant être son frère aîné. Il vole sans scrupule la bénédiction patriarcale.

Jacob possède maintenant tout ce qui devrait revenir de droit à Esaü. Il a tout gagné, et en même temps, il a tout perdu. Car il ne peut pas rester dans la communauté qu’il a tant méprisée. Il doit fuir pour avoir la vie sauve.

Vivre par ses propres règles et vivre dans une communauté ne s’accordent pas bien.

Être son propre chef

En fuyant la scène du crime, Jacob quitte tout. C’est en tout cas ce qu'il pense. Mais juste avant qu'il ne pénètre dans une terre inconnue, il a un rêve. Et dans ce rêve, Dieu promet d'aller avec lui partout où il ira. Dieu le protègera, Dieu le ramènera, Dieu ne laissera pas Jacob jusqu'à ce sa promesse soit accomplie.

Mais, fidèle à lui-même, Jacob n’en est pas sûr. Il appelle l'endroit Beth-el, ‘la Maison de Dieu’, mais il commence immédiatement à négocier. Si Dieu est vraiment avec moi, si Dieu me protège vraiment, si Dieu s’occupe vraiment de moi, alors, oui, dans ce cas, Dieu sera mon Dieu.

Jacob ne se rend pas facilement. Oh non ! Si Dieu veut rester avec lui, très bien. Mais c’est Jacob qui fait la loi. C’est cela l'autonomie, n’est-ce pas ?

Et l'histoire continue. L'amour de Jacob pour sa Rachel est célèbre. En essayant de l’épouser avant que sa sœur aînée Léa ne soit mariée, Jacob essaie de nouveau de faire plier la communauté. Mais il n’est pas de taille devant la duplicité de Laban, et il finira par avoir quatre femmes !

Après quelques 20 années de travaux forcés, Dieu rappelle Jacob à Canaan. Jacob prend ses femmes, ses enfants (11 garçons et une fille à ce moment) et ses troupeaux et il file en douce pendant que Laban est occupé à tondre ses moutons.

Encore une fois, Jacob prend une décision sans tenir compte des conséquences pour les autres. En vivant selon ses règles, ses peurs, ses a-priori. Et en s’en allant de cette manière, avec femmes et enfants, il néglige le fait qu'elles et leurs enfants font aussi partie de la vie de Laban : ce sont ses filles, ses petits-enfants, son avenir.

Bien sûr, c’est son droit en tant que personne autonome. Il est son propre chef. Il n’a de considération pour aucune communauté.

Renoncer à tout

Sur le point de rentrer chez lui, un changement étonnant se produit chez Jacob. Il se rend compte qu’Esaü pourrait ne pas être très heureux de l'accueillir, compte tenu de la façon dont il l’a trompé. Jacob essaie de faire la paix, en envoyant des messagers. Mais ils reviennent en disant qu’Esaü est en chemin avec au moins 400 hommes. Jacob –impressionné, inquiet, effrayé – est maintenant confronté aux conséquences de ses choix antérieurs : et si Esaü lui prenait tout : femmes, enfants, troupeaux, richesses ? Et s’il voulait se dédommager et se venger ?

Et si la communauté lui faisait payer son autonomie ?

Jacob prend donc une décision audacieuse : il offre tout ce qu’il a à Esaü, volontairement. Ce faisant, il tente de faire amende honorable pour ce qu'il a fait. Il reconnaît sa faute, et les conséquences de ses choix sur la vie d'Esaü.

En offrant tout ce qu’il a acquis grâce à son indépendance, c’est en fait son indépendance même que Jacob offre à Esaü.

Nous assistons à cette scène épique, où Jacob emmène ses épouses et leurs enfants, et tout ce qu'il possède, de l'autre côté de la rivière, puis il revient. Maintenant, il est totalement et vraiment seul. Il ne lui reste plus rien. Pas même son autonomie.

Et puis quelqu'un arrive et lutte avec lui. Toute la nuit. Quelqu'un. Sans nom. Sans identification, sinon le sinistre « Pourquoi me demandes-tu mon nom » (32:29). Est-ce Dieu lui-même ? Un de ses messagers ? Ou devons-nous comprendre cela de manière plus métaphorique : Jacob est en fait aux prises avec lui-même ?

Peut-être. Après tout, la vie de Jacob est une longue lutte, avec ceux qui l’entourent et leurs règles et leurs attentes, avec lui-même et ses propres choix, son propre chemin dans la vie. Peut-être, finalement, se bat-il avec Dieu. Ou avec lui-même. Ou une autre personne métaphorique. Cela n’a pas d’importance.

Ce qui importe, c’est qu'il en sort gagnant. Avec une nouvelle bénédiction. Avec un nouveau nom. Il ne s’appelle plus Jacob (talon/usurpateur), mais Israël (celui qui lutte avec Dieu).

Jacob ne cherche plus à s’enrichir en ‘saisissant le talon des autres’, en les faisant tomber et échouer. Au lieu de cela, pour le restant de sa vie, il se bat avec ceux qui vivent autour de lui, avec Dieu, et surtout ... avec lui-même.

Et savez-vous ? La plupart du temps, il en sort gagnant. Boitant légèrement, mais gagnant quand même. Et quand il traverse la rivière, une nouvelle aube se lève. Un patriarche est né.

Quelle histoire !

Une leçon sur les conséquences de ses actes

Mais la chose vraiment étonnante au sujet de l'histoire de Jacob est que ni lui-même, ni ses actes ne sont explicitement condamnés. Nulle part dans l'histoire, Dieu ne désapprouve explicitement ce que fait Jacob.

On a le sentiment que dans cette histoire, tout n’est pas bon, mais elle n’en dit rien. Elle montre simplement les conséquences, les résultats, des actions de Jacob : il doit fuir et tout laisser derrière lui. Il vit dans une peur constante… d'Esaü, de Laban, d'Esaü encore. Il doit tout recommencer, de nombreuses fois.

L'histoire nous dit tout cela. Mais elle ne nous dit jamais que Jacob a eu tort.

Nous pouvons le lire entre les lignes, mais c’est notre imagination, finalement. L'histoire elle-même ne le précise jamais.

Et c’est ce qui rend cette histoire fascinante. Jacob n’est ni saint, ni parfait, ni pieux. C’est un excellent exemple parce qu'il n’est pas exemplaire du tout. Il est juste comme chacun d'entre nous. Si bien que dans nos têtes et nos cœurs, nous remplissons facilement les blancs. Nous sentons à quel point certaines de ses décisions sont mauvaises, comme si c’étaient les nôtres. Nous tremblons en pensant aux conséquences. Nous attendons avec inquiétude que l'histoire tourne mal.

Mais elle ne tourne jamais mal ! Malgré le fait qu’il ait vécu selon ses propres règles et n’a jamais reconnu les droits des autres, Jacob n’est pas jugé, sauf par lui-même. c’est fondamentalement, le sujet de cette histoire. L’autonomie. Vivre selon ses règles. Être son propre chef.

Car être autonome ne signifie pas seulement décider et vivre selon ses propres règles. Cela signifie aussi qu’il faut se juger soi-même. Il n'y a personne d'autre pour le faire. Pas même Dieu, selon cette histoire. Il faut comprendre par soi-même. Dieu marche simplement avec nous, quel que soit le résultat. C’est Jacob qui impose ses exigences et pose ses conditions, pas Dieu.

Et c’est une leçon de l'Ancien Testament, pour nous tous, hommes et femmes modernes, avides d’indépendance.

Être autonome, c’est aussi savoir que ceux qui vivent autour de nous (notre communauté) limitent notre liberté. Au sens moderne, l’autonomie, ce n’est pas vivre selon ses propres règles (quelles qu’elles soient), mais réaliser, reconnaître et accepter l’existence des autres dans sa vie. Il s’agit de choisir de les respecter sans arrière-pensée, parce que, ensemble, nous formons une communauté.

La question est donc : sommes-nous capables, suis-je capable, de vivre ma vie dans le cadre de ces limites ? Puis-je vivre libre et indépendant-e (autonome) dans le cadre d’une communauté ?

Suis-je assez mature pour reconnaître le fait que je ne peux pas totalement prendre ma vie en charge ? Puis-je accepter d’être lié-e par les gens que j’aime, par la communauté qui m’entoure, et par Dieu qui marche avec moi où que j’aille ?

Et, dans un sens plus large, serait-il possible aux différentes églises de garder leur autonomie au sein de la communauté anabaptiste mondiale ? Sommes-nous prêts à nous battre pour cela ?

L'histoire de Jacob nous enseigne qu’il n’est pas mauvais de suivre son propre chemin dans la vie. Il n’est pas mauvais d'essayer de tester ses forces et de lutter pour son autonomie. Il ne s’agit pas d’avoir tort ou d’avoir raison. Il s’agit de prendre ses propres décisions tout en reconnaissant l’existence de sa communauté. Il s’agit de reconnaître les blessures et les souffrances des deux côtés. Il s’agit d’assumer ses responsabilités. Pour ses propres actions, pour celles de la communauté. Pour soi. Et, si nécessaire, réparer les torts.

Ce genre d'autonomie, l'autonomie adulte, moderne, ne va pas de soi. Grandir n’est pas facile. Garder une certaine autonomie au sein de sa communauté, c’est comme lutter constamment avec les autres, avec Dieu et surtout avec soi-même.

Et même quand nous gagnons, nous restons un peu boiteux.

Wieteke van der Molen (Pays-Bas) est intervenue vendredi soir, le 24 juillet 2015, lors du 16e Rassemblement. Wieteke est pasteur d'une petite paroisse mennonite rurale au nord d'Amsterdam, elle aime lire et raconter des histoires.

 

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